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Q: Comment vous est venue l'idée de King Bongo ?
A: En arrivant en Floride au début des années 80, suite à l'exode de Mariel à Cuba vers Key West .
Q: Etait-ce au cours de l'écriture de votre roman dont l'action se déroule à Key West, Kilomètre Zéro ?
A: Oui. L'un des personnages principaux était un Cubain-Américain au très fort tempérament, conscient de ses racines. Au début j'avais développé toute une sous-intrigue autour d'un autre personnage, plus marqué par les contradictions, qui a débarqué en Amérique après l'agitation de la révolution cubaine. Ce personnage, c'était King Bongo.
Q: : Pourquoi le personnage de King Bongo n'apparaît-il pas dans Kilomètre Zéro ?
A: Il prenait trop de place, c'est un roman à lui tout seul. Le seul décor possible pour son histoire, c'était la décennie cruciale que furent les années cinquante à La Havane.
Q: : Pourquoi, selon vous, La Havane continue-t-elle à exercer une telle fascination ?
A: A l'époque, La Havane était une ville moderne, une riviera internationale, un bouge connu du monde entier, une cynique capitale du jeu et du vice. Mais aussi, pour les pauvres, un enfer insondable... une société divisée sur le plan racial, un endroit où la corruption était encore plus présente que le rhum et où les mafieux se léchaient les babines, cigare en coin, tandis que les révolutionnaires dormaient avec leur fusil en rêvant d'une société réformée.
Q: Etait-ce cela que vous avez tenté de reproduire ?
A: C'est la conception typiquement américaine de La Havane. J'ai également voulu peindre une classe moyenne raffinée et cultivée prisonnière du destin.
Q: Est-ce un portrait vraisemblable de La Havane
A: La Havane fictionnelle que je dépeins provient du télescopage de faits personnels et historiques, ce qui donne lieu à une métaphore grâce à laquelle j'ambitionne de transcender le temps et l'espace.
Q: Donc, votre Havane n'est pas censée représenter La Havane, la vraie ?
A: C'est quoi, la vraie Havane des années cinquante ? C'est un lieu de mémoire et de rêves coloré par des souvenirs personnels et des interprétations révisionnistes. Cubains-Américains et Cubains de ma connaissance, ceux dont les idées politiques leur ont valu des peines de prison à la Havane, avant et après la révolution, ceux qui ont tout perdu après s'être battus pour se libérer du joug du régime du dictateur Batista, ceux dont les enfants ont été évacués par pont aérien et emmenés en Amérique au cours de l'Opération Pedro Pan, ceux qui croient dur comme fer en la révolution et qui continuent à la soutenir, chacun a une image différente de la Havane des années cinquante.
Q: Créer un roman à partir de ces points de vue divergents a dû constituer un vrai défi. D'où vous est venue la conviction que vous étiez capable de le faire ?
A: Je côtoie depuis l'enfance Cubains et Cubains-Américains. J'ai fréquenté fils et filles privilégiés de politiciens, voleurs et flics sous l'ère Batista, acteurs, artistes, exilés, prostituées et truands qui travaillaient dans les hôtels et les casinos, des guerriers Fidelistas en Amérique centrale et des soldats de la Baie des Cochons, des réfugiés désespérés, des professionnels des classes moyennes, etc, etc. Chacun raconte une histoire différente, des faits, des réalités singulières s'opposent. En fait, Cuba est devenu une fiction collective, un couloir tapissé de miroirs dans un paradis retrouvé, perdu, ou trahi, selon votre perspective.
Q: D'une certaine façon, le personnage de King Bongo, qui est moitié cubain moitié américain, est à cheval sur les mondes innombrables de La Havane. Dans le livre, on adresse à Bongo l'avertissement suivant : « Veillez à ce que la moitié américaine ne prenne pas le dessus. » Comment le personnage de Bongo reflète-t-il l'implication de l'Amérique à Cuba ?
A: Les deux cultures coulent dans ses veines. Il tente de mettre fin à ce conflit ancré au plus profond de lui. Une partie de sa lutte n'est pas dissimilaire à la nôtre aujourd'hui. Comment réconcilier la folie incontrôlée d'une société qui carbure au fric et la banalité de notre existence ? Comment protéger les libertés et les célébrations intimes qui font que la vie vaut la peine d'être vécue ?
Q: Est-ce pour cela que Bongo s'entend dire : « Peu importe les changements qui auront lieu ici, ce pays aura toujours besoin de toi ! Tu as le rythme ! C'est toi, le roi du Bongo ! Sans musique, on est morts ! » ?
A: Bongo symbolise l'émotion primale de la musique. La musique est centrale dans ce roman, des nostalgiques boleros cubains aux chansons de comédie musicale, en passant par le rock and roll américain ; toutes ces musiques sont le pouls de la vie des personnages. Avec les années cinquante et la venue des radios portatifs, les gens ont pu, pour la première fois, emmener leur musique avec eux. C'était une façon d'orchestrer la bande sonore de leur propre vie. J'emploie la musique comme des rythmes personnels qui s'insèrent en contrepoint dans le tableau plus vaste du roman.
Q: Certains critiques ont vu en King Bongo un « polar épique. » Qu'en pensez-vous ?
A: Il existe une tradition du Gran Noir Tropique, une littérature faite d'attitudes morales et philosophiques qui se déroule dans un climat chaud, comme je le dis dans King Bongo, « là où le soleil a fait fondre toute promesse. » Bien entendu, tout cela est canalisé par un point de vue singulier, et c'est ce qui lui donne une vivacité intellectuelle, la myopie voulue révèle des réalités concurrentes.
Q: Pourrions-nous ranger dans le genre Gran Noir Tropique L'Etranger de Camus, Sous le volcan de Malcolm Lowry, les livres basés en Amérique latine et en Asie de Graham Greene, et les oeuvres basées à Los Angeles de Raymond Chandler ?
A: Ces oeuvres sont suffisamment connues. Je suis plus intéressé par la déconstruction de l'intrigue attendue, détourner le cliché de personnages louches dans des lieux ensoleillés, afin de créer un sas par lequel entrerait le lecteur contemporain. On nous assomme de prises de positions politiquement et sexuellement correctes. Plutôt que réinterpréter à partir de notre perspective actuelle une époque révolue, il s'agit de découvrir les vérités qui existaient jadis dans de lointaines galaxies culturelles.
Q: Donc, votre Havane des années 50 est plus mythique que factuelle ?
A: Absolument. Le sens accéléré et contemporain de l'histoire est teinté par des notions commerciales du pittoresque et du rétro. J'ai cherché à faire sauter les ponts entre passé et présent et à faire voler en éclats cette croyance : il n'y a pas qu'une seule vision du texte et de cette époque. J'ai voulu éclairer les zones d'ombre et les angles mystérieux de cet univers séduisant qui nous attire encore : La Havane des années 50.