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Mile Zero

Q: : Votre premier roman, Rabbit Boss, a été salué par la critique internationale comme un classique, l'égal de Cent ans de solitude et des Raisins de la Colère. Pourtant, vous avez choisi à un moment de retirer Rabbit Boss de la circulation. Pourquoi ?

A: : Avec le temps, la raison me semble claire. L'élaboration de Rabbit Boss en tant que roman, au lieu de me vider, m'a empli. Loin de m'être éloigné par l'écriture, je m'étais introduit si profondément que je n'existais plus en tant qu'individu.

Q: : Vous avez donc décidé de retirer Rabbit Boss de la circulation et d'écrire Kilomètre Zéro ?

A: Oui, symboliquement parlant. J'avais l'impression qu'il me fallait regagner le droit d'existence pour mes romans, ceux qui étaient écrits et ceux à venir.

Q: : Vous avez été témoin de nombreux événements parmi les plus frappants de votre génération - la première manifestation américaine contre la guerre au Vietnam, les premiers jours de la lutte du syndicat des United Farm Workers, les périlleux actes de désobéissance civile durant le mouvement pour les droits civils, la contre-culture des années 60 dans le quartier Haight-Ashbury de San Francisco, la « prise » de la ville de Wounded Knee par le mouvement des Indiens d'Amérique, la grève violente des étudiants et des professeurs à San Francisco State University. Vous considérez-vous comme un écrivain engagé ?

A: : Non. La politique a souvent un effet néfaste sur le romancier. A vrai dire, à la fin des années soixante j'ai quitté les Etats-Unis afin de poursuivre ce qui me semblait être l'acte révolutionnaire le plus fort : la liberté totale d'expression, la poursuite de l'imagination, la création artistique. Et pour moi, cet art, c'était le roman ; dans ce cas précis, c'était Rabbit Boss. Les romanciers américains ont un grand privilège, celui de créer. Avec ce privilège vient le devoir, l'obligation de vivre notre liberté de façon constructive, ce qui ne n'empêche pas pour autant l'anarchie de l'intelligence, ou même de l'esprit, mais il exclut en revanche le pire gaspillage de l'existence humaine que je connaisse : l'apathie.

Q: : Au cours des vingt-cinq dernières années, vous êtes passé de l'épique Rabbit Boss, qui retrace la vie de quatre générations d'une tribu indienne dans les montagnes de Sierra Nevada, à Key West, île plus petite que l'aéroport de Miami, située à cent cinquante kilomètres environ de Cuba. Est-ce que Key West représentait pour vous un lieu où les « petits gestes » étaient capables de grossir pour devenir de « puissants événements» ?

A: En arrivant à Key West je n'avais pas l'intention d'y écrire un roman. A l'époque, je me dirigeais vers une autre île des Caraïbes, je me suis arrêté à Key West par hasard. Cela faisait quatre ans que je n'arrivais pas à écrire de fiction ; j'avais avec moi plusieurs centaines de pages de notes et d'esquisses pour un roman situé en Californie et au Mexique, mais alors que j'écrivais en Californie et au Mexique je n'arrivais pas à coller des voix sur mes idées. Les thèmes y étaient, pas la langue.

Le voyage à Key West m'a placé à la confluence d'événements importants, le lancement de la première navette spatiale, alors que des bateaux pleins de Haïtiens fuyant le dictateur Baby Boc débarquaient sur les Florida Keys , et des chargements de cocaïne et de marijuana étaient saisis par la garde côtière. Ces événements ont forgé dans mon esprit une nouvelle métaphore américaine. J'étais à cinq mille kilomètres de chez moi, à l'autre bout du continent, dans un contexte géopolitique en pleine mutation. Pour trouver la clé de ce monde, il a fallu que je me défasse de mes idées reçues culturelles : l'Américain « cultivé » que j'étais devenu n'avait plus la capacité à repérer dans le passé le reflet du futur, qualité cruciale pour un romancier.

Q: Vous avez décrit Kilomètre Zéro comme une sorte de « Cannery Row cosmique ». Qu'entendez-vous précisément par là ?

A: Enfant, j'ai vécu aux abords de la vraie Cannery Row en Californie. Ce quartier ressemblait toujours alors à la description qu'en avait faite Steinbeck dans son roman éponyme, comme si ses mots avaient construit un lieu véritable. Mais avec le temps, ce lieu est devenu victime de la modernité. Les vieilles conserveries de sardines sont devenues des hôtels et des boutiques chics, la qualité fantomatique du lieu a été piétinée par la grotesque comédie des hordes à la recherche des personnages de Steinbeck. Si vous voulez voir la vraie Cannery Row, il faut désormais consulter le livre de Steinbeck, c'est là que se trouve toute cette vie.
En arrivant à Key West j'ai découvert des parallèles troublants avec Cannery Row : les vieux quais d'où s'élançaient les chasseurs de requins ou de tortues, ou les pêcheurs d'éponges ; il y avait également les grandes fabriques cubaines à cigares en pierre, abandonnées mais pleines de spectres. A condition de savoir où chercher, vous pouviez alors entrer en contact avec ces temps révolus ; en gardant les oreilles bien ouvertes vous pouviez entendre des voix vivantes qui décrivaient un passé considéré comme mort.
Le quartier de Cannery Row est mort lorsque les sardines ont mystérieusement disparu pour toujours. Key West a également connu mille morts ; après avoir été la ville la plus cossue des Etats-Unis, elle est devenue la plus pauvre. Key West est mort suite à la destruction des éponges, suite aux changements des lois sur les épaves, suite au massacre des tortues, suite à l'abolition des lucratives ventes aux enchères d'esclaves, suite au retrait de la Marine et sa base, suite à la fin de la Prohibition, ce qui a rendu moins avantageux le trafic du rhum. Mais chaque cycle était une marée qui effaçait le passé en propageant les germes du nouveau, ce qui changeait le statu quo. Lors de mon arrivée à Key West, le futur était incarné par la navette spatiale et les bateaux pleins de réfugiés cubains et haïtiens qui débarquaient.

Q: Dans Rabbit Boss le lecteur ressent puissamment la présence des montagnes Sierra Nevada. Dans Kilomètre Zéro votre vision fictionnelle semble transcender le lieu, car Key West devient en vérité un personnage du roman. Etait-ce l'effet recherché ?

A: Key West n'est pas plus le sujet de Kilomètre Zéro que Venise ne l'est de Mort à Venise. Les îles parlent d'atmosphère, de vivre en harmonie ou en conflit avec les éléments, la terre, l'eau, l'air, le vent. Dans Rabbit Boss je voulais créer un paysage linguistique qui traduirait l'énormité des montagnes Sierra Nevada et son extraordinaire histoire. Dans Kilomètre Zéro le défi, c'était le contraire : au lieu de construire, il me fallait libérer une langue, les phrases devaient se mouvoir naturellement, comme si chacune respirait l'air ambiant. Notre façon d'utiliser la langue définit notre perception de la réalité. Dans Kilomètre Zéro Key West se transforme en métaphore changeante. C'est la fin de la route américaine, mais aussi le début du rêve américain, c'est le début de l'Amérique pour un réfugié. L'île est une métaphore humaine, mais la réalité, c'est qu'à chaque instant un cyclone peut tout effacer. C'est précisément cette conscience qui représente le point de départ de Kilomètre Zéro.

Q: Dans Kilomètre Zéro, St. Cloud le radical usé par la vie, est en affaires avec M.K., mystérieux ancien combattant de la guerre au Vietnam devenu trafiquant d'armes et de drogue en Amérique centrale. Avez-vous basé le personnage de St. Cloud sur votre propre vécu des années 60 ?

A: : St. Cloud n'est pas basé sur mon vécu, mais sur l'impact des années 60. Il existe une idée reçue - et fausse - selon laquelle un certain type d'engagement radical des années 60 était feint, et que la période se résume à un phénomène de mode. Il est vrai que ma génération s'est fait étriper spirituellement, en tout cas ceux qui étaient politiquement conscients, et cela grâce à l'implication de l'Amérique en Asie du sud-est, mais il est important de comprendre que la jeunesse qui a protesté contre la guerre au tout début - alors qu'un tel comportement vous affublait de l'étiquette « communiste », voire pire - avait compris que notre implication militaire au Vietnam était non seulement condamnable, mais qu'elle allait détruire la fibre morale du pays. Ce qui sous bien des rapports a été une conséquence réelle.

Q: Kilomètre Zéro est un roman générationnel, la génération des années 60 qui a grandi dans les années 80. Est-ce aussi l'histoire de votre confrontation avec cette époque ?

A: Absolument, c'est une des raisons pour lesquelles la rédaction de ce roman a été si longue. Même si la partie psychologique de l'écriture de Kilomètre Zéro a pris dix ans, ses thèmes m'habitaient bien avant que je n'écrive Rabbit Boss au début des années 60, mais je ne me croyais pas encore capable d'écrire sur le noyau spirituel de la génération telle que je la connaissais. Je m'étais trouvé au centre brûlant de l'époque, San Francisco et Berkeley.
C'était une époque de tumulte et de chaos culturel, et les jeunes se méfiaient des mots. Le roman était alors décrié comme lettre morte du passé ; la musique rock et le cinéma étaient considérés comme seuls moyens de véhiculer la vérité. Du sommet de mon idéalisme et de ma jeunesse j'ai pu observer le désert qui se profilait à l'horizon. Je savais qu'il me faudrait une génération pour éclairer ma propre génération, et que cela se ferait avec des mots, une nouvelle langue alliée à une ancienne forme : le roman. Le futur ne peut exister sans passé, la tradition romanesque est vitale. Cela m'a pris de nombreuses années avant de maîtriser ma vitalité, dominer ma rage et ma frustration personnelles, mesurer le temps en phrases parfaitement équilibrées, et cerner le problème moral autour duquel tourne l'intrigue de Kilomètre Zéro.

Q: : : Une dernière question : Key West, plus sans doute que nulle part ailleurs aux Etats-Unis, a été fréquenté par un très grand nombre d'écrivains de talent : Jack London, Hart Crane, John Dos Passos, Robert Frost, Elizabeth Bishop, Wallace Stevens, Tennessee Williams, Ernest Hemingway, John Hersey, Peter Taylor, James Merrill et Richard Wilbur y ont habité à un moment ou un autre. Avec tous les mots qui sont sortis de Key West depuis tant de générations, vous en avez choisi un plus que les autres pour décrire l'île - contrabandista. Qu'entendez-vous par là ?

A: Justo était un don du ciel. Sans lui, je ne me serais jamais sorti de Kilomètre Zéro. Justo savait tout sur Key West, sur Cuba, sur les hommes et les femmes, sur la famille et l'honneur de l'individu, le spiritualisme, l'esprit - c'est certainement l'homme le plus moral que j'aie jamais connu, dans ou hors les pages d'un livre. Justo m'a fait un clin d'oeil et m'a promis, alors que je me trouvais sur le précipice des pages qui s'amassaient avec l'action, « Suis-moi, je connais la sortie. » Et c'était vrai

Q: Une dernière question : Key West, plus sans doute que nulle part ailleurs aux Etats-Unis, a été fréquenté par un très grand nombre d'écrivains de talent : Jack London, Hart Crane, John Dos Passos, Robert Frost, Elizabeth Bishop, Wallace Stevens, Tennessee Williams, Ernest Hemingway, John Hersey, Peter Taylor, James Merrill et Richard Wilbur y ont habité à un moment ou un autre. Avec tous les mots qui sont sortis de Key West depuis tant de générations, vous en avez choisi un plus que les autres pour décrire l'île - contrabandista. Qu'entendez-vous par là ?

A: Contrabandista est le mot opérationnel pour l'île ; il fait référence à l'héritage à la fois légitime et illégitime de Key West. Au fond, Key West a souvent été une sorte de Dodge City sans foi ni loi située sur le Gulf Stream. Les îles, tout comme les écrivains, sont à la fois isolées et insulaires ; mais en même temps les îles sont à la merci des caprices des grands cours d'eau qui les entourent. A ses débuts non-civilisés, Key West était une île de pirates et de pilleurs qui survivait grâce à la contrebande de civilisations lointaines rendues proches par les marées du destin et du commerce qui régentaient les mers alentour. Des contrebandiers de rhum de l'époque de la Prohibition en passant par les arnaqueurs et les trafiquants de l'ère informatique, les habitants de Key West ont toujours eu un côté existentiel hors-la-loi, puisqu'ils savent que ce que la marée apporte peut aussi bien être repris. Les lois changent, les règles aussi, la société évolue, ce qui est interdit aujourd'hui est permis le lendemain, puis à nouveau interdit le surlendemain. D'une certaine façon, les écrivains sont des contrabandistas dans l'âme, car ils sont éternellement à la recherche parmi la vaste armada de l'histoire qui avance sur les eaux imprévisibles et aléatoires, la vérité. Avec un bon coup d'oeil, une peau épaisse et un coeur téméraire, un écrivain peut très bien faire le contrabandista.